La chasse au bruit

La très grande sensibilité qu’ Advanced Virgo doit atteindre pour observer les minuscules variations spatio-temporelles induites par le passage des ondes gravitationnelles à travers le détecteur représente un véritable défi. D’une part, Advanced Virgo est conçu pour maximiser sa réponse à une onde gravitationnelle (voir la partie schéma optique). D’autre part, de nombreuses sources de bruit doivent être éliminées ou au moins drastiquement diminuées. Celles-ci comprennent: l’agitation thermique des atomes constituant les miroirs et les fibres (suspentes) auxquelles ils sont accrochés; les fluctuations de la fréquence et de la puissance du faisceau laser; les molécules d’air présentes sur le trajet du faisceau laser; les déformations thermomécaniques induites par la puissance laser absorbée; les imperfections de la qualité optique des miroirs; le bruit électronique des photodiodes et de l’électronique d’acquisition; les bruits des capteurs et des actionneurs des nombreux systèmes de rétroaction nécessaires pour maintenir Advanced Virgo à son point de fonctionnement; les bruits fondamentaux de la lumière elle-même, tels que décrits dans la mécanique quantique…
En outre, l’environnement naturel dans lequel s’inscrit Advanced Virgo est à lui seul une source de bruits qui doivent être filtrés: les mouvements sismiques du sol, le mauvais temps, les bruits électromagnétiques ou encore les variations du champ gravitationnel local dues au mouvement des masses autour des miroirs de Virgo, et d’autres encore.Augmenter le signal et réduire tous les bruits, ou, comme le disent les scientifiques, maximiser le rapport signal/bruit, est un énorme défi: Advanced Virgo évolue donc en intégrant les avancées scientifiques afin d’atteindre cet objectif, ce qui rend cet instrument extrêmement complexe et fascinant.
Bruits sismiques

Virgo est un détecteur terrestre et le sol est en perpétuel mouvement. Les humains n’en font l’expérience qu’en cas de « tremblement de terre » (un mouvement du sol suffisamment important pour être ressenti), mais ces secousses permanentes, même très faibles, constituent un réel problème pour le détecteur, étant donné la précision avec laquelle la position de ses miroirs doit être contrôlée. Pour les réduire considérablement, chacun des miroirs de Virgo est suspendu par une longue chaîne de pendules, le Superatténuateur, qui se trouve dans une tour de 10 mètres de haut. Leur effet combiné est tel que l’amplitude des mouvements du sol qui ont une périodicité de 0,1 seconde ou moins (une fréquence de 10 Hz ou plus) est réduite d’un facteur 1012, soit plus de mille milliards de fois ! Ces superatténuateurs ne sont pas seulement passifs: ils sont également utilisés pour contrôler activement la position des miroirs. À basse fréquence (mouvements plus lents), ces systèmes filtrent de moins en moins le bruit sismique, dont la contribution devient prépondérante. Cela explique pourquoi les détecteurs terrestres actuels d’ondes gravitationnelles sont incapables de détecter des signaux dont la fréquence est inférieure à environ 10 Hz. Ce « mur sismique » est une limite fondamentale pour tous ces instruments, même si des projets futurs, comme le télescope souterrain Einstein Telescope, prévoient de ramener cette limite à quelques Hz. L’utilisation de détecteurs spatiaux (comme le projet LISA) est le seul moyen de s’affranchir réellement du bruit sismique.
Séismes violents
Des tremblements de terre suffisamment forts (dont la force effective dépend de la magnitude du tremblement de terre et de la distance de son épicentre par rapport au site de Virgo) impactent le système de contrôle de Virgo, le point de fonctionnement peut être perdu et la prise de données interrompue. Ces interruptions peuvent durer longtemps: avant de reprendre le contrôle de l’ensemble du détecteur, il faut parfois attendre que l’excitation créée par la perte brutale de contrôle ou directement par l’excès de bruit sismique soit amortie.
Afin d’estimer si un tremblement de terre pourrait détériorer le contrôle du détecteur et afin donc de minimiser l’interruption éventuelle, Virgo reçoit des alertes précoces de l’US Geological Survey (USGS). Pour les tremblements de terre qui sont suffisamment éloignés d’EGO, l’alerte est en effet « précoce », c’est-à-dire qu’elle est reçue avant que les ondes sismiques n’arrivent sur le site. Bien qu’il n’y ait aucun moyen de protéger le détecteur de ces ondes, ce délai supplémentaire peut être utilisé pour atténuer l’effet d’ondes sismiques potentiellement fortes. En outre, une collaboration avec l’Istituto Nazionale di Geofisica e Vulcanologia (INGV) italien devrait aboutir à l’utilisation d’un deuxième système d’alerte précoce aux tremblements de terre, en complément de celui de l’USGS. Ce système fournira une couverture plus complète des tremblements de terre et devrait permettre de recevoir plus tôt les alertes pour les tremblements de terre qui sont proches de l’Italie et donc de Virgo.
Une météo défavorable

Une autre source de bruit pour le détecteur Virgo est le mauvais temps, à savoir des vents violents et une activité maritime intense: les vagues qui frappent le littoral tyrrhénien produisent un bruit sismique qui se propage jusqu’au site d’EGO, situé à une dizaine de kilomètres. Ce tremblement de la surface de la Terre est bien connu des géophysiciens et s’appelle un microséisme marin. Les périodes de forte activité maritime diminuent la sensibilité de Virgo en raison d’un bruit sismique plus important sur le site. De plus, les microséismes marins induisent de courts bruits transitoires (glitchs) qui ont un impact sur la qualité des données et produisent des signaux qui peuvent être interprétés à tort comme des ondes gravitationnelles (fausses alarmes). Les microséismes marins peuvent également affecter les composants du détecteur en général, en augmentant par exemple le bruit dû à la lumière diffusée, ce qui réduit la précision du contrôle du détecteur et donc sa sensibilité aux ondes gravitationnelles.
Les éclairs peuvent également perturber Virgo: à la fois sous forme d’interférences électromagnétiques et, avec un léger retard, sous forme d’ondes de pression sonores qui induisent des vibrations du sol et des composants mécaniques du détecteur.
Le bruit thermique
TLe bruit thermique est une catégorie à part entière de bruits liés à l’agitation thermique aléatoire des atomes et des molécules constituant toutes les pièces du détecteur: plus la température et les pertes mécaniques sont élevées, plus cette agitation est importante, de même que le bruit. Virgo fonctionne à température ambiante et la principale stratégie pour réduire le bruit thermique est d’utiliser des matériaux de très haute qualité, avec une faible friction interne. Le principal bruit thermique qui limite la sensibilité du détecteur provient des miroirs et de leurs suspensions: l’effet induit est une vibration aléatoire de la surface du miroir qui pourrait masquer les signaux des ondes gravitationnelles.
Non seulement les miroirs et les fibres qui les maintiennent sont constitués d’un matériau à bas bruit thermique intrinsèque, mais on préfère également utiliser des spots laser de grande taille: cela permet de réduire l’effet du bruit thermique en moyennant la vibration aléatoire de la surface du miroir sur une grande zone de mesure. Pour les détecteurs de la prochaine génération, les miroirs seront également refroidis à des températures cryogéniques.
Le bruit quantique
Etant donné le niveau de sensibilité impressionnant d’un détecteur interférométrique tel qu’Advanced Virgo, c’est la nature quantique de la lumière qui fixe la limite ultime. Dans le domaine quantique, on considére que la lumière est constituée d’un flux de paquets d’énergie discrets, les photons. Ils sont « comptés » par les photodétecteurs utilisés pour mesurer la puissance lumineuse, et ils exercent également une pression sur les miroirs sur lesquels ils se réfléchissent. Ainsi, les fluctuations du flux de photons donnent lieu au bruit quantique qui regroupe: le bruit de comptage des photons (ou bruit de grenaille, dominant à haute fréquence) et le bruit de pression de radiation (dominant à basse fréquence).
Ces deux sources de bruit sont inversement proportionnelles à la puissance du laser: le bruit de grenaille est réduit en utilisant un laser plus puissant, tandis que le bruit de pression de radiation augmente avec cette même puissance. Il faut donc trouver un équilibre entre ces deux effets pour minimiser l’impact de leur bruit combiné sur la sensibilité du détecteur – qui doit être optimale ant à basse qu’à haute fréquence. Pour une fréquence donnée d’onde gravitationnelle que l’on souhaite détecter, il existe une puissance laser optimale qui minimise la combinaison de ces deux bruits. Cette situation d’équilibre entre le bruit de grenaille et le bruit de pression de radiation est appelée la limite quantique standard.
Système à vide
Le système à vide est un élément essentiel de l’infrastructure de Virgo. Tous les composants les plus critiques, tels que les miroirs des bras, le séparateur de faisceau et les miroirs de recyclage, se trouvent dans des tours à vide afin d’éliminer les bruits dus à la présence de molécules d’air. Pour la même raison, les faisceaux laser se propagent dans le vide: les chambres à vide hébergeant les principaux systèmes optiques sont donc reliées par des tuyaux sous vide dans lesquels circule le faisceau laser. Les plus grands tubes de Virgo, qui relient les deux tours des cavités Fabry-Perot, mesurent 3 kilomètres de long et 1,2 m de diamètre. La pression du gaz résiduel doit être extrêmement faible, environ mille milliards de fois inférieure à celle de l’atmosphère normale! Virgo est donc une immense chambre à ultravide de 6 800 mètres, qui est en fait le plus grand système à ultravide d’Europe.
Pour atteindre cette valeur très basse, les tubes en acier inoxydable ont été construits selon un processus métallurgique spécial impliquant une désorption de l’hydrogène à 400°C ; en outre, une fois installés et après le pompage du vide initial, les tubes ont été chauffés à 100°C pendant plusieurs jours afin d’éliminer les molécules d’eau qui sont adsorbées à la surface du métal. Enfin, des pièges cryogéniques sont installés à chaque extrémité des tubes pour empêcher la migration des molécules d’eau des tours (dans lesquelles il n’y a pas eu ce traitement thermique) vers les tubes.
Pertes optiques et système de compensation thermique
Le principe de détection des ondes gravitationnelles étant basé sur la lumière, perdre de la lumière dans le détecteur équivaut à perdre également une partie des signaux des ondes gravitationnelles. Les pertes optiques sont donc cruciales pour l’expérience et doivent être maintenues à un niveau très bas.
Afin de limiter drastiquement cette de lumière, nous devons tout d’abord utiliser des optiques de pointe aux performances exceptionnelles. Les optiques sont fabriquées avec le meilleur verre disponible, totalement transparent et exempt de défauts. Le polissage est effectué au niveau atomique pour obtenir une surface parfaitement lisse, qui diffuse donc très peu la lumière. Enfin, un revêtement spécial est déposé pour réfléchir plus de 99,999 % de la lumière du laser.
L’ensemble du processus de fabrication des optiques et de leur installation dans Virgo doit être réalisé dans des salles blanches, afin d’éviter la poussière et d’autres contaminants.
Dans Virgo, même avec des optiques excellentes, une infime partie de la lumière est absorbée (de l’ordre de quelques parties par million). Cette très faible absorption, associée à la très grande puissance du laser (plus de 100 000 watts de lumière dans les bras), peut encore avoir des effets néfastes sur le fonctionnement du détecteur. Pour compenser ces effets, un système de compensation thermique a été mis en place afin de modifier dans le temps la forme de certains composants optiques: c’est comme si l’on ajoutait des verres correcteurs à certaines optiques afin d’optimiser le fonctionnement du détecteur.
Bruit de la lumière diffusée

Pour que l’expérience fonctionne correctement, le faisceau laser de Virgo doit suivre une trajectoire bien définie et avoir les propriétés spatiales idoines. Cependant, une partie de la lumière quitte toujours la trajectoire principale à différents endroits et est diffusée dans d’autres directions. Cela peut être dû à la rugosité des surfaces lisses des optiques, ou à un effet de l’interaction entre la lumière et les imperfections présentes dans le volume de l’optique qui transmet cette lumière, ou même aux molécules de gaz résiduelles présentes dans les chambres à vide et les tubes de Virgo qui interagissent avec le faisceau laser principal. La lumière se propageant dans des directions non désirées peut également être causée par une transmission ou une réflexion résiduelle de l’optique. La lumière diffusée peut être néfaste si elle se recouple ensuite avec le faisceau principal de l’interféromètre après avoir été réfléchie par certaines structures vibrantes: cela provoque un bruit supplémentaire qui peut alors soit imiter un signal d’onde gravitationnelle, soit perturber les signaux de contrôle nécessaires pour maintenir le point de fonctionnement du détecteur Virgo. Pour lutter contre la lumière parasite, Virgo utilise des composants optiques de très haute qualité et à faibles pertes, les faisceaux laser se propagent dans le vide et de plus, des plaques absorbant la lumière sont placées à proximité de tous les miroirs suspendus ainsi qu’à l’intérieur des tubes à vide des bras de Virgo et sur les bancs optiques.
Le bruit Newtonien

Le bruit newtonien est une autre source de bruit possible qui affecte un détecteur d’ondes gravitationnelles tel que Virgo. Ce bruit provient de variations locales du champ gravitationnel, dépendantes du temps, à proximité des miroirs des bras de l’interféromètre: ces variations locales génèrent une interaction newtonienne ( décrite par la théorie classique de la gravité) qui déplace le miroir, perturbant ainsi la sensibilité du détecteur aux ondes gravitationnelles. Les changements locaux du champ gravitationnel peuvent par exemple être causés par des fluctuations de densité se propageant dans le sol entourant le détecteur et par des ondes sismiques. Les perturbations de la densité atmosphérique sont également à l’origine du bruit newtonien: elles peuvent être générées par exemple par des ondes de pression (dans la région des infrasons) et par des fluctuations de température. En géophysique, ces fluctuations sont d’un grand intérêt car elles sont porteuses d’informations sur des processus tels que les ruptures de failles et les perturbations de la densité atmosphérique.
Le bruit newtonien est important à basse fréquence, ‘il a en effet, un impact sur la détection des ondes gravitationnelles pour des fréquences comprises entre 1 et 20 Hz environ. Le bruit newtonien provient d’une interaction directe entre l’environnement et le détecteur, aucun filtre ne peut donc être mis en place pour annuler son effet.
La principale stratégie adoptée pour atténuer le bruit newtonien consiste à détecter les perturbations du champ gravitationnel local à l’aide d’un ensemble de capteurs disposés à des endroits stratégiques, tels que des microphones et des sismomètres, puis à soustraire le bruit newtonien mesuré des données. Advanced Virgo mettra en œuvre un tel système au cours des prochaines périodes d’observation.